Dans le Compiègne de l’après-guerre, l’heure est à la reconstruction : les destructions ont été importantes dans la région et les pertes en hommes aussi.
Si la situation économique et sociale n’est pas au beau fixe, le député-maire de Compiègne Fournier-Sarlovèze a compris l’intérêt de développer des fêtes qui peuvent amener du monde sur la région – profitant de la proximité de la ville avec la capitale – et qui, en même temps, apportent une certaine cohésion sociale.
Il organise les fêtes de Jeanne d’Arc, ainsi que des manifestations sportives, le sport étant de plus en plus populaire à Compiègne dès la fin du 19e siècle (concours hippiques, régates, courses cyclistes…). Fournier-Sarlovèze est lui-même un joueur de polo de bon niveau, puisqu’il a fait partie de l’équipe du Bagatelle Polo Club de Paris qui a remporté la médaille de bronze aux Jeux Olympiques de 1900 à Paris. Il organise également avec la Compagnie d’Arc le Bouquet provincial.
On doit aussi à Fournier-Sarlovèze (photo) l’idée d’organiser une Fête du Muguet, reprenant une tradition qui avait bien fonctionné à Rambouillet à partir de 1906. Au début de l’année 1922, il propose au Conseil municipal de créer à Compiègne une manifestation similaire (Délibérations du Conseil municipal, 17 mars 1922) ; la Commission des fêtes accepte cette idée et le Syndicat d’initiative participe à l’organisation de l’événement au printemps 1922 (Délibérations du Conseil municipal, 18 avril 1922) avec, comme à Rambouillet, l’élection d’une Reine du Muguet qui est couronnée et reçoit des présents ainsi que ses deux demoiselles d’honneur.
Cette année-là, il y aura aussi plusieurs bals, un concours de voitures fleuries qui défileront. Trois trains spéciaux seront affrétés pour amener les touristes à Vieux-Moulin pour la cueillette du muguet en forêt de Compiègne. Il y aura bien sûr de la musique (Harmonie municipale de Compiègne) et… de l’ambiance avec notamment la participation de la joyeuse République de Montmartre, née l’année précédente en 1921 !
Robert Fournier-Sarlovèze
Né à Paris le 14/01/1869, mort à Compiègne le 18/07/1937.
Fils d’un peintre historique, il a été élu maire de la ville de Compiègne en 1904 et le restera jusqu’en 1935, soit un mandat de plus de 30 ans ! Durant cette période, il est élu député de l’Oise en 1910, puis à nouveau en 1919.
En 1923, suite au succès de la première édition, c’est sans surprise que la Fête du Muguet est reconduite selon la même formule (concours de voitures fleuries, concerts, cueillette du muguet dans le Grand Parc spécialement ouvert au public, deux bals qui seront ouverts par les deux reines…), mais la grande « nouveauté » qui a tenu en haleine toute la population pendant plusieurs semaine est l’idée, attribuée à Fournier-Sarlovèze, de mettre en œuvre une partie d’échecs vivants « à la manière de Rabelais », c’est-à-dire avec des figurants en costumes d’époque du 15e siècle.
Pour l’occasion, l’élection de la Reine du Muguet a été sensiblement modifiée pour que sa première demoiselle d’honneur soit désignée Reine de l’échiquier : ce sont des concurrentes aguerries qui ont été élues puisqu’il s’agit des demoiselles d’honneur de la première édition qui seront élues, respectivement Melle Irène Marie, Reine du Muguet, et Melle Paulette Durand, Reine de l’échiquier.
Suzanne Jacquemain, première Reine du Muguet, Irène Marie et Paulette Durand les demoiselles d’honneur en 1922
Irène Marie au centre sera élue Reine du Muguet le 14 avril 1923 et sera la dame noire
Paulette Durand à droite sera élue Reine de l’échiquier et jouera la dame blanche
Rabelais raconte dans les aventures de Pantagruel (5e livre, chapitre 24 et 25) comment ce dernier assiste avec ses compagnons au Royaume de la Quinte-Essence, à une partie d’échecs vivants, divertissement très en vogue à l’époque de la Renaissance : « Le soupper parfaict, fut en presence de la dame fait un bal en mode de tournoy, digne non seulement d’estre regardé, mais aussi de mémoire eternelle. Pour iceluy commencer, fut le pavé de la salle couvert d’une ample piece de tapisserie veloutée, faite en forme d'eschiquier : savoir est à carreaux, moitié blanc, moitié jaune, chascun large de trois palmes, et carré de tous costés. Quand en la salle entrerent trente deux jeunes personnages, desquels seize estoient vestus de drap d'or, sçavoir est, huit jeunes nymphes, ainsi que les peignoient les anciens en la compagnie de Diane, un roy, une royne, deux custodes de la Rocque, deux chevaliers, et deux archiers. Et semblable ordre estoient seize autres vestus de drap d'argent. »
Ci-dessus: carte postale avec les figurants en costume de la partie d’échecs vivants de Compiègne, Coll. Claude Geiger
Si, dans Rabelais, il y eut un roi d’or et un roi d’argent, à Compiègne ce fût un Roi d’azur et un Roi d’argent, les couleurs de Compiègne se trouvant ainsi rappelées.
La partie s’est déroulée le 20 mai 1923 à 15h30 au Terrain des fêtes de Compiègne, avec plus de 400 personnages dont 175 se déplaçant sur l’échiquier, tracé à la chaux sur la pelouse du terrain des fêtes, les autres formant un cercle : outre le roi, la « reine », les fous, les cavaliers et les tours, il y avait de nombreux figurants tels que demoiselles d’honneur, seigneurs, écuyers, massiers, chevaliers, heraults, hallebardiers, pages, porte-épée, arbalétriers et autres valets, hommes d’armes et corporations, ainsi que 16 cavaliers évoluant sur le jeu, et même de l’artillerie (d’anciennes couleuvrines – canons du moyen-âge ! – avaient été sortis pour l’occasion).
La ville a fait appel à la population pour trouver des figurants, à chacun était prêté costumes et accessoires ; de plus, ils recevaient deux cartons de pelouse pour inviter d’autres personnes à assister à la partie.
Le progrès de l’Oise du 20 avril 1923
Les costumes ont été dessinés par M. Pinchon, chef des services artistiques de l’Opéra, et exécutés à Compiègne. La plupart des armures étaient authentiques. Il faut savoir que la ville eut des difficultés pour que les figurants rendent leurs costumes après la fête, ce qui nécessita plusieurs annonces dans les journaux locaux !
Imaginez tout ce beau monde en costume partant en cortège de la place de l’Hôtel de Ville pour se rendre au Terrain des fêtes, route de Soissons : quel spectacle !
La partie se déroulait sous la présidence de Fernand Gavarry, qui était alors le Président de la FFE (1922-1929) et les recettes étaient reversées à l’Office d’hygiène sociale de l’Oise pour la création d’un préventorium anti-tuberculeux de garçons (qui verra le jour deux ans plus tard le 1er mars 1925 à la Faisanderie à Compiègne). Les places étaient à 20 F dans les tribunes couvertes, 10 F dans les tribunes découvertes, 5 F dans les enceintes réservées et 2 F sur les pelouses. Il y avait aussi quatre places en loge découverte au prix de 100 F !
On doit cette idée en faveur des œuvres sociales à Fournier-Sarlovèze qui est réputé pour avoir conduit des actions importantes dans ce domaine.
Vignette vendue pour la Fête du Muguet [Coll. Claude Geiger]
Jamais fête du muguet ne fut aussi originale que celle de la ville de Compiègne en ce dimanche 20 mai 1923. Hormis les flonflons et autres défilés folkloriques inévitables dans ce genre de manifestations, c'est à une gigantesque partie d'échecs avec des pions vivants, que la municipalité a convié ses concitoyens. Imaginez ou plutôt regardez la photo : avec ses 40 mètres de côté, ses cases de 5 mètres, voici le damier le plus spectaculaire qui ait été dessiné sur une pelouse. Autre émerveillement : les 175 figurants en costumes du 15e siècle figurant les 32 pièces du jeu. En vérité, la partie se jouait dans une tribune, opposant deux champions d'échecs : messieurs Pape et Muffang, dont chaque coup était répercuté sur la pelouse. [Les années mémoire, Larousse]
La partie a été joué sous le patronage des associations « Les Echecs du Palais Royal » et « Le Cercle Philidor » dont sont issus respectivement Edouard Pape et André Muffang.
Edouard Pape (18/04/1870 Paris – 06/03/1949 Neuilly) était un joueur atypique car jouant peu, notamment accaparé par sa profession d’expert en objets d’art anciens mais aussi par son éclectisme : en effet, il était un problémiste réputé (spécialiste des deux coups), également auteur de romans (La variante F VIII du Gambit camulogène, Paris 1923).
Il avait une certaine notoriété dans les années 20, ayant participé à plusieurs simultanées célèbres contre de forts joueurs avec succès : en 1900, il est le seul à gagner contre Pillsbury dans une simultanée à l’aveugle ; en 1926, Capablanca, alors champion du monde, donna dans le Hall du Petit parisien une séance mémorable de quarante parties, avec le résultat de 35 gains, une nulle et une perdue contre Edouard Pape.
Ci-dessus: Edouard Pape à l’honneur dans l’American Chess Bulletin, sept. 1921
André Muffang (25/07/1897 Saint-Brieuc – 1989 Paris) était un polytechnicien qui a fait sa carrière aux ponts-et-chaussées à Valenciennes puis à Paris. Il joue aux échecs en amateur et fait partie des cercles de La Régence, puis Philidor et enfin Caïssa. Il gagne le championnat de France de 1931, participe à quatre Olympiades et se voit décerner le titre de MI par la FIDE à la création du titre en 1950 (premier MI français avant Aldo Haïk).
Au printemps 1923, Muffang avait réalisé une performance remarquable dans le tournoi international de Margate en Angleterre, où il avait terminé deuxième ex-æquo avec Michell, Alekhine et Bogoljubov avec 4,5/7, derrière Grünfeld 5,5/7, mais devant Reti 3/7. Il avait même gagné le tournoi de blitz devant Alekhine !
Peu après la partie de Compiègne, du 12 au 19 juillet 1923, André Muffang participe à Paris au premier Championnat de France officiel, disputé sous la forme d’un tournoi à quatre joueurs en double ronde, suite à la défection de plusieurs joueurs qualifiés. Il termine 2e avec 3,5/6 à un demi-point du vainqueur Georges Renaud.
A Compiègne, le meneur de jeu n’était autre que Pierre Vincent, alors Secrétaire général de la FFE, à qui l’on attribue la création de la FIDE à Paris le 20 juillet 1924.
Chaque coup annoncé par une sonnerie de trompette était noté sur un papier qu’un page portait au meneur de jeu, qui faisait alors déplacer les groupes correspondant aux pièces. Chaque mouvement de pièce donnait lieu à un cérémonial différent, ainsi lorsqu’une pièce était prise un groupe d’archers venait la mettre en prison, accompagné de roulements de tambours et de sonneries de fanfares.
Nous n’avons pas retrouvé la partie jouée à Compiègne entre Pape et Muffang, mais on sait qu’ils ont joué une défense Petroff qui s’est achevée par une nulle en 17 coups sur un échec perpétuel ! Donc avis à nos lecteurs…
Il est remarquable que la première manifestation similaire à Marostica ait eu lieu quelques mois plus tard, le 2 septembre 1923. Quand Compiègne, ville impériale, inspirait l’Italie !
Néanmoins, rendons grâce aux italiens d’avoir par la suite perpétué une bien belle tradition des échecs vivants, puisque le 9 septembre 2012 aura lieu la 34e édition à Marostica ; sans compter les nombreuses éditions spéciales qui se sont déroulées à travers le monde.
Histoire de Compiègne, Ouvrage collectif coordonné par Elie Fruit, Editions des Beffrois, 1988.
Le Progrès de l’Oise, 1922 et 1923
La Gazette de l’Oise, 1922 et 1923
Nos remerciements aux Bibliothèques de Compiègne, notamment la Bibliothèque Saint-Corneille et ses collections patrimoniales, aux Archives municipales de Compiègne, ainsi qu’à Claude Geiger.
Auteur de l'article : Alain Barnier – a.barnier@aliceadsl.fr
Le journal italien « La Domenica del Corriere » daté du 10 juin 1923 rapporte l’événement grâce à son dessinateur habituel, A. Beltrame. [Coll. Alain Barnier]
Au premier plan, on reconnaît Edouard Pape à gauche et André Muffang à droite.