Au premier rang : A. Goetz, P. Vincent, G.Renaud, A. Gibaud, R. Crépeaux. Au deuxième rang : F. Lazard, H.Bertrand (entre Goetz et Vincent) A, Chéron, A. Muffang, X-X-X. Tout derrière à droite de l’affiche M. Duchamp. Si quelques lecteurs réussissent à identifier d’autres joueurs veuillez réagir !
Jouée dans l’ombre de ce grand événement, cette deuxième édition du championnat de France va connaître un succès inattendu; alors que le championnat de France 1923 n’avait enregistré que 4 concurrents, celui de Strasbourg fut au contraire un véritable marathon avec 13 joueurs qui s’affrontèrent du 31 août au 7 septembre 1924.
«Il est d’ores et déjà certain que notre épreuve nationale remportera cette année un succès plus vif que l’an dernier, qu’elle donnera lieu à des luttes acharnées et que la décentralisation très combattue, décidée par la Fédération, loin de nuire à l’expansion de notre jeu lui sera au contraire fort propice.» (Le Bulletin de la FFE)
Le 18 juin 1922 s’était tenu à Strasbourg le premier Congrès des Clubs d’échecs de l’Alsace-Lorraine « désannexée » précisait le Bulletin no.4 de la FFE. A cette occasion fut fondée « La Fédération des Echecs de L’Est », organisatrice du tournoi avec le concours de la FFE.
Les Jeux Olympiques de Paris sont l’événement majeur qui passionne la France cette année-là et une initiative française sera à l’origine de la création de la FIDE et du premier tournoi olympique d’échecs.
Donnons la parole à Alphonse Goetz (1865-1934) vainqueur du championnat de France des amateurs à Lyon en 1914 et qui avait un point de vue plus nuancé.
«Je me suis rendu dans ma ville natale dès samedi 30 août, un peu inquiet du nombre considérable des joueurs que la Fédération avait admis.
J’espérais qu’il y aurait quelques défaillances, mais cet espoir fut déçu, ainsi que celui de répartir les concurrents en deux tournois, pour donner aux vraiment qualifiés la faculté de jouer à loisir et à tête reposée. Mais la Fédération veillait et mes suggestions furent écartées.
Il fut décidé qu’on jouerait à treize (M. Nédélec, du Cercle de Nantes, n’ayant pas paru), que les treize rondes ainsi nécessaires, puisque chaque tour comportait un exempt, seraient joués à raison de deux par jour, de dimanche à vendredi, le dernier tour devant être joué samedi.
J’avais prédit à ces Messieurs qu’ils seraient occupés tous les jours jusqu’à minuit et presque tous les matins pour les parties suspendues, mais le délégué de la Fédération m’ayant objecté que j’avais moi-même pris part au tournoi de Lyon en 1914 où l’on jouait également deux parties par jour je m’inclinais.»
Le tournoi de plus s’était joué dans des conditions difficiles car il régnait une chaleur torride dans les deux petites salles au premier étage du Café Broglie. Les joueurs étaient séparés du public, venu nombreux contrairement au tournoi olympique, par des draperies tricolores. Les gaffes furent au rendez-vous et trois outsiders créèrent la surprise en se partageant la première place devant le favori André Muffang (1897-1989) et le champion en titre Georges Renaud (1893-1975). La victoire revint à Robert Crépeaux (1900-1994), qui grâce à son meilleur Sonneborn-Berger 45,5 fut sacré deuxième champion de France. (Ce système accordait pour chaque partie gagnée un nombre de points égal à celui obtenu par l’adversaire et pour chaque partie nulle la moitié des points.)
Il devançait d’un petit point son contemporain, le jeune Henri Bertrand (44,5) du Cercle Philidor et Amédée Gibaud (43,75).
Voici le portrait de Robert Crépeaux dans le Bulletin de la FFE :
«Robert Crépeaux, ingénieur des chemins de fer, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, fut donc déclaré champion de France pour 1924. Agé de 23 ans seulement notre jeune champion représentait le Cercle de Grasse, sa ville natale, qui aura l’honneur de conserver la Coupe du Progrès.
Robert Crépeaux fait preuve dans ses combinaisons d’une belle facilité, à laquelle il joint une grande sûreté d’appréciation. On voit qu’il a admirablement profité des conseils de Muffang dont il est le camarade de promotion à l’Ecole Polytechnique. L’élève s’est montré digne du maître.»
Lazard, Frédéric - Crépeaux, Robert
2e FRA-ch Strasbourg (10), 04.09.1924
Partie Viennoise [C29]
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Les commentaires sont extraits des «Cahiers de l’Echiquier Français»
1.e4 e5 2.Cc3 Cf6 3.f4 d5 4.fxe5 Cxe4 5.Cf3 Cc6 6.Fe2? 6.b5! «pare l’attaque formidable qui suit. Maintenant la perte de la Dame et de la partie est inévitable.» 6...Fc5 «Menaçant de gagner la Dame par 7…Cf2.» 7.d4 Cxd4 8.Cxd4 Dh4+ 9.g3 Cxg3 10.Cf3
10...Ff2+! 11.Rxf2 Si 11.Rd2 Df4+ «suivi de 12…Ff5 et le mat est inévitable.» 11...Ce4+ «La prise de la Tour fait avorter l’attaque.» 12.Re3 Df2+ 12...Dh6+ 13.Rd4 c5+ (13...Db6+! 14.Rd3 Cf2+–+ «semble encore plus fort.») 13.Rd3 Ff5 14.Dg1?
Si 14.Cxe4 dxe4+ 15.Rc3 exf3–+. Le meilleur était 14.Cxd5! 0–0–0! 15.c4 Dc5! 16.Rc2 Txd5 17.Dxd5 Cf6+ avec des complications à l’avantage noir.
14...Cg5+ 0–1 Sur 15.Rd2 Cxf3+ «la Dame est perdue.»
Frédéric Lazard
«Georges Renaud raconta que Crépeaux appliqua à Lazard une analyse que Victor Kahn avait montrée aux joueurs de Paris et Nice, en particulier à Crépeaux et… à Lazard lui-même. Mais à Strasbourg, la fatigue occasionnée par un règlement sévère paralysa la faculté des concurrents.» (Les Cahiers de l’Echiquier Français)
Amédée Gibaud
Une deuxième miniature décisive pour le départage selon le système Sonneborn-Berger.
Crépeaux,Robert – Gibaud,Amédée
FRA-ch 2nd Strasbourg (7), 03.09.1924
Défense Caro-Kann [B16]
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[Commentaires de Snosko-Borowski et Gibaud]
1.e4 c6 2.Cf3 d5 3.Cc3 dxe4 4.Cxe4 Cf6 5.Cxf6+ gxf6
«D’ordinaire on prend avec le pion "e" ce qui est mieux.» SB Cette variante a connu ses heures de gloire lorsqu’elle fut adoptée plus tard par Bronstein (né en 1924!) et Larsen, des joueurs à la carrure de prétendants au titre mondial.
6.d4 Ff5 7.Fd3 e6
Avec l’idée si 8.Ff5 Da5, c’est pourquoi de nos jours développer une pièce, 7…Cd7 ou 7…Tg8 par exemple, ont la préférence.
8.0–0 Fxd3 9.Dxd3 d6?
«Est-ce une simple faute ou le prélude d’une combinaison incorrecte? On croirait le second après la suite de la partie.» SB. Critique était 9...Dc7 selon Gibaud; ou 9...Cd7 10.c4 Dc7 11.d5! 0–0–0 avec un léger avantage blanc.
10.Fh6! Cd7 «Les Noirs poursuivent leur plan; mais il fallait ou bien défendre le pion h par 10…f5 ou chasser le fou par 10…Ff8. Maintenant les noirs perdent un pion. » SB
11.Fg7 Tg8 12.Dxh7 Re7 «Probablement, les noirs croyaient obtenir maintenant une attaque et profiter de la position lamentable de la Dame et du fou adverse en jouant par exemple 13…Da5 suivi de …Dh5 ou Df5.» SB
13.Ch4! «Mais cet excellent coup met fin à tous les rêves des noirs et même met leur roi en péril. Ils sont menacés maintenant de 14.Cg6!»
13...Cb6 «La seule réponse le roi doit pouvoir s’enfuir.» G 14.Tad1
14...Ff4? «Mauvais mais après 14…Rd7 la position restait bien précaire et les blancs ont un pion de plus.» G. 15.Cg6+! fxg6 16.Fh6+ Rd6 17.Fxf4+ Rd5 18.Dh3! 1–0 «Les noirs abandonnent, ils n’ont plus de défense contre le mat.» SB
Portrait d’Amédée Gibaud
Amedée Gibaud (1885-1957) était un pur amateur, il fit une carrière dans l’administration des postes. « C’est tout seul que j’ai appris à jouer et je me suis perfectionné dans les tournois par correspondance. » (Les Cahiers de l’Echiquier Français) Ses progrès furent rapides et, après s’être établi à Paris en 1905, il devint champion du Cercle Philidor de 1907 à 1909 et pris part aux tournois de la Régence avec succès. En 1920 et 1924, il remporta les tournois du Palais Royal. (Petite controverse à propos de son prénom, Aimé et non Amédée était inscrit sur son état civil remarque Dominique Thimognier.)
L'image des échecs dans les années 20.
L’une des personnalités marquantes de ce tournoi fut Marcel Duchamp (1887-1968). A l’époque, il était un « inconnu » à la fois dans le monde des arts et des échecs. L’un des grands connaisseurs de l’œuvre de Duchamp, le peintre Max Schoendorff, disparu depuis, me fit remarquer lors d’une rencontre à Lyon il y a quelques années :
« Au début du XXème siècle, Duchamp n’était rien par rapport à Picasso, immédiatement reconnu comme l’un des plus grands du siècle. Avec le temps l’écart s’estompe et Duchamp s’impose aujourd’hui comme l’un des plus révolutionnaires, des plus novateurs. »
Marcel Duchamp et Man Ray, 1924
En 1924 Duchamp était de retour en France. Il devient membre du Cercle Rouannais, la ville de ses parents. En mars, il est le seul à pouvoir battre en simultanée sur 17 échiquiers le Russe immigré Victor Kahn (1889-1971) de passage à Rouen. Au printemps, il rejoint l’une des meilleures équipes, le « Groupe des joueurs d’échecs de Nice ». Toutefois, c’est lors du « Tournoi international d’amateurs d’échecs de Paris 1924 » que Duchamp fait son entrée dans la compétition de haut niveau en France. Il remplaçait André Muffang qui s’était désisté.
Sa première participation au championnat de France à Strasbourg ne passa pas inaperçue car après un début laborieux, il revint en force vers la fin du tournoi comme le rapporta « La Stratégie » : « Marcel Duchamp, du Cercle Rouennais, a réussi, dans la seconde partie du tournoi à faire 4 points. Je pense que cela représente assez bien sa force. »
Fortement inspiré par Capablanca et les hypermodernes, Duchamp était avant tout un stratège qui n’était pas toujours à la hauteur sur le plan tactique. Voici comment il tint la dragée haute au champion de France avant de s’effondrer.
Duchamp,Marcel - Crépeaux,Robert
3e FRA-ch (7) Nice, 08.09.1925
Gambit de Budapest [A52]
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1.d4 Cf6 2.c4 e5 3.dxe5 Cg4 4.e4 Le choix d’Alekhine ! L’une des premières parties est Alekhine-Euwe (Amsterdam 1921). 4...h5 5.Fe2 Cc6 Les Noirs suivent une ligne de jeu recommandée par Réti ! 6.e6!? « Excellent! » Kagan’s Neueste Schachnachricten
6...Df6?! 7.exf7+ Dxf7 8.Cf3 Fc5 9.0–0 d6 10.Fg5! « Après ce coup qui permet le total développement des pièces blanches, les noirs n’auront pas la moindre compensation pour le pion sacrifié. » Kagan’s Neueste Schachnachricten
10...Fe6 11.Cbd2 Ce7 « Les Noirs préparent le grand roque, comme manifestement le petit roque, en raison de la faiblesse de l’aile roi, semblait plus que douteux. » Kagan’s Neueste Schachnachricten
12.a3 0–0–0 13.b4 b6 14.a4 c6 15.a5 c7 16.b5 d5 Une complète débâcle pour les Noirs !
17.cxd5 cxd5 18.b6! « Duchamp conduit l’attaque d’une main de maître. » Kagan’s Neueste Schachnachricten
18...axb6 19.axb6 Fxb6 20.Ta8+ 20.Db3! était décisif. 20...Rc7 21.Dc2+ Cc6 22.Fxd8+ Txd8 23.Txd8 Rxd8 24.exd5 Fxd5 25.Fc4 Cd4!? Crépeaux tente sa chance en provoquant des complications.
26.Fxd5 Ce2+ 27.Rh1 Dxd5 28.Ce4 Cd4 29.Cxd4 Fxd4
30.Tc1?? La gaffe, 30.Td1 +– 30...Dxe4! Petite pointe tactique qui a échappé à Duchamp. Sous le choc, il va littéralement s’effondrer.31.Dc7+? Re8 32.Db8+ Rf7 33.Dc7+ Rg6 34.f3 Cf2+ 35.Rg1 De3 36.Dc2+ Cd3+ 0–1
La cérémonie de clôture se termina par un banquet qui réunissait près de cent couverts et fut présidée par le grand-maître Alekhine qui déclara à cette occasion :
«Il y a deux ans, on ne connaissait guère qu’un grand joueur français, l’an dernier on en a reconnu deux, cette année il y en a huit. Quel bel encouragement pour la FFE à continuer ses efforts, à nous révéler les champions qui se lèvent parmi la jeunesse française, que je suis dans son développement avec une sympathie toujours plus dévouée.» (Bulletin de la FFE)
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Je tiens à remercier le Musée du Jeux de La Tour-de-Peilz pour m’avoir permis de consulter l’importante bibliothèque de feu Ken Whyld www.museedujeu.com et le site de Dominique Thimognier http://heritageechecsfra.free.fr
Georges Bertola
La Fédération Française des Échecs remercie Georges Bertola et Europe-Échecs, qui nous ont autorisés à reproduire ici cet article. retrouvez chaque mois la revue Europe-Échecs, qui contient la rubrique historique "dans le rétroviseur".