En août 1923, l’économie allemande est en faillite, un million de mark équivaut à 2 francs et 10 centimes. Depuis janvier les troupes françaises et belges occupent la Ruhr pour contraindre l’Allemagne à verser les réparations de guerre qui lui avaient été imposées au lendemain de la première guerre mondiale. La tension monte face à la résistance passive des Allemands.
A Paris l’atmosphère est insouciante, les Ballets russes et Mistinguett tiennent le haut de l’affiche. Le Président de la République Alexandre Millerand devait déclarer cette année-là :
« Nous devons consolider l’union nationale, ébranlée par la guerre et construire ensemble le progrès social. Les Français doivent travailler en bonne intelligence sans faire de grève, payer leurs impôts, relancer la natalité et se garder du bolchevisme. » (Discours du 14 octobre 23 à Evreux)
La popularité des échecs restait très confidentielle. Pour la première fois un championnat de France fut organisé sous l’égide de la Fédération Françaises des Echecs. Un succès mitigé puisque seul quatre invités sur les neuf avaient répondu présents : MM. L. Bertrand, E. Michel, A. Muffang et G. Renaud. Manquait notamment le tenant du titre vainqueur à Lyon en 1914, A Goetz. A cause de la première guerre mondiale, aucun championnat n’avait été organisé depuis.
Le tournoi double ronde débuta le 12 juillet à Paris aux « Echecs du Palais Royal » où se disputèrent les trois premières rondes pour se poursuivre au Cercle de Montmartre « Le Fou du Roi » et se terminer au Cercle Philidor le 18 juillet.
« Comme l’indique le tableau ci-contre, notre confrère et collaborateur, M. Georges Renaud, de Nice, en est sorti vainqueur en enlevant ainsi le titre au délégué parisien André Muffang contre l’attente de tous. Notre nouveau champion de France a fait montre d’une belle érudition, jointe à une tactique impeccable; sa victoire est pleinement justifiée et a été applaudie sans réserve. » La Stratégie juillet 1923
André Muffang, champion du tournoi d’hiver « Les Echecs du Palais Royal », avait une expérience de la compétition qui faisait de lui le grand favori car ses débuts internationaux au tournoi de Margate 1923 furent très prometteurs. Une deuxième place, derrière Grünfeld en compagnie d’Alekhine et de Bogoljubov !
Alexandre Alekhine et Georges Renaud
Voici la partie décisive avec des commentaires d’Alekhine qui venait depuis peu de s’installer à Paris, rue de la Croix-Nivert :
Renaud,Georges - Muffand,André
Paris, 15.07.1923
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1.d4 e6 2.c4 Cf6 3.Cc3 d5 4.Fg5 Cbd7 5.e3 Fe7 6.Cf3 c6 7.Tc1 0–0 8.Dc2 Te8 9.Fd3
« Meilleur dans la position actuelle que 9.a4 ou 9.a3 »
9...h6 « Pour éviter la variante 9…dxc4 10.Fxc4 Cd5 11.Ce4! »
10.Ff4 dxc4 11.Fxc4 a6
La référence à l’époque était 11...b5 12.Fd3 a6 13.a4! Fb7 14.0–0 Tc8 15.Db3 Db6 16.Ce5 Ted8?! (16...Cxe5!?) 17.Cg6! += Alekhine-Teichmann (Karlsbad 1923)
12.0–0 c5 13.Tfd1 b5 14.dxc5!
« Un bon coup interdisant aux noirs d’établir par la poussée c4 une majorité de pions sur l’aile dame. »
14...Fxc5 15.Fe2 Meilleur 15.Ce4! 15...Fb7 16.Ce5 De7 17.Cxd7 Cxd7 18.Ce4 Fxe4 19.Dxe4 Cf6 20.Df3
« Les Blancs ont obtenu un réel avantage de position et ils ont deux fous contre cavalier et fou. Mais 20.Df3 donne quelques contre-chances aux Noirs. Pour maintenir l’avantage il fallait jouer 20.De5 puisque 20…Cd5 n’était pas à craindre à cause de 21.Ff3 car si maintenant 21…f6? 22.Dxe6 gagnait un pion. »
20...e5! 21.Fg3 Tac8 22.Ff1
« Précaution inutile car 22…e4 libérant le fou Dame n’était pas à redouter. Meilleur était 22.Tc2 préparant le doublement éventuel des tours sur l’une au l’autre des colonnes c ou d. »
22...De6 23.b3 g5
« Ce coup n’était pas nécessaire. Il affaiblit beaucoup l’aile Roi. 23…e4 suivi de 24…Cd5 aurait maintenu la pression que, depuis leur 20ème coup, les Noirs exercent sur les blancs. »
24.De2 Fa3 « Ici encore 24…Cd5 était à considérer. » 25.Txc8 Txc8 26.Dd3 Rg7
« Les Noirs surestiment leur position affaiblie par l’avance des pions sur les deux ailes. Ils devaient par 26…Ch5 forcer l’échange de leur cavalier contre le fou afin d’amener une fin avec des fous de couleurs opposées. »
27.Fe2 Tc7
« Ici les Noirs auraient pu tenter 27…Fb2. »
28.h4! Fb4 29.hxg5 hxg5 30.Db1
« Car les Noirs ne peuvent jouer 30…Cd5 menaçant 31…Cc3 à cause de 31.De4 gagnant le pion e5. »
30...Tc8 31.a4! bxa4 « La faute décisive! 31…Tc5 était indispensable. » 32.Fc4 De8
« 32…Dg4 n’était pas meilleur à cause de 33.Fxe5 suivi éventuellement de 34.Td4. »
33.Df5 Td8 34.Dxg5+ Rf8 35.Txd8 Dxd8 36.bxa4 Fe7 37.Fxa6 Dd1+ 38.Ff1 Dxa4 39.Fxe5 Dg4 40.Dh6+ Dg7 41.Dxg7+ Rxg7 1–0
« Le gain pour les Blancs n’est plus maintenant qu’une affaire de technique. Les Noirs ont abandonné au 81ème coup. » Les notes d’Alekhine étaient extraites de « L’Eclaireur du Soir. »
En effet, Georges Renaud (1893-1975) tenait une importante rubrique dans « L’Eclaireur du Soir » de Nice. Il fournissait une production abondante chaque semaine qui comprenait des études, des parties commentées et des articles techniques très appréciés.
Georges Renaud, après avoir fait de brillantes études, décida de devenir journaliste et sa rencontre avec Victor Kahn en 1921 fut décisive pour sa carrière de joueur. Il cosignera plusieurs ouvrages avec ce dernier dont le plus célèbre « L’art de faire mat » en 1947 qui connaîtra de nombreuses rééditions.
Voici l’extrait d’une lettre adressée à Erwin Voellmy, rédacteur de la « Revue Suisse d’Echecs », après sa victoire.
« Vous avez sans doute lu dans les journaux que je suis sorti vainqueur du championnat de France. Je ne m’attendais pas à ce succès et je l’ai dû, en partie, à la victoire que j’ai obtenue dans ma première partie contre L. Bertrand, le champion de Lyon. Or cette victoire est votre œuvre. J’avais lu avec attention votre –Vom Rochadeangriff- (de l’attaque sur le roque) et j’avais été particulièrement frappé par votre démonstration des conditions de possibilité du sacrifice du fou à h7. J’avais même publié (en citant la référence naturellement) un article à ce sujet. Or voici ma partie contre Bertrand jouée le 12 juillet 1923. »
Renaud,Georges - Bertrand,Louis
Paris, 12.07.1923
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1.d4 e6 2.c4 b6 3.Cc3 Fb7 4.e4 Fb4 5.Fd3 d5
Cette défense dénommée anglaise a connu un regain de popularité à la fin du XXème siècle après 5…f5.(GB)
6.cxd5 exd5 7.e5 c5 8.Fe3 Ce7 9.a3 cxd4 10.Fxd4 Fc5 11.Cf3 0–0?
« C’était votre position type. Sans presque réfléchir, après avoir seulement vérifié les conditions que vous avez exposées, j’ai continué. » Renaud
12.Fxh7+! Rxh7 13.g5+ Rg6?
13...Rh6 14.Dd2 Rg6? (14...De8 Pour soustraire la Dame aux conséquences de l’échec à la découverte permettait de mieux résister. GB) 15.h4 Th8 16.h5+ Txh5 17.Txh5 Rxh5 18.Cxf7 et gagnent. Renaud
14.Dg4 f5 15.exf6 Rh6 16.Dh4+ Rg6 17.Dh7+! Rxg5 18.f4+! Rg4 19.Ce2! 1–0
« Car le coup menace mat 20.Dh3 ou 20.h3. » Renaud
En 1923 la FFE comptait 150 membres isolés et 28 cercles soit environ 900 membres au total. (Source Bulletin de la FFE) « Pourquoi y a-t-il si peu de joueurs d’Echecs en France » était la question posée par Fernand Gavarry, successeur d’Henri Delaire à la Présidence. Le Président voulut empoigner le problème avec une initiative qui n’a toujours pas rencontré beaucoup d’échos à ce jour, introduire les échecs dans le programme des Jeux Olympiques de Paris 1924. Mais il se heurta à un refus catégorique car le programme ne pouvait être modifié sans l’aval d’un Congrès Olympique, seul juge, convoqué préalablement par le Comité Olympique International à Lausanne.
Dans « La Stratégie » de juillet 1923, Georges Renaud apporta la réponse suivante à cette question pertinente :
« A notre sens pour deux raisons: la première est qu’il court, dans les familles, dans les cafés, partout une légende absurde. Propagée par des chroniqueurs ignares, elle tend à faire croire que la pratique des échecs est très compliquée et qu’elle exige des qualités intellectuelles de tout premier ordre. Le profane croit que la marche des pièces demande des mois pour être comprise et s’imagine, de bonne foi, qu’une partie ordinaire dure plusieurs heures… Ils ignorent que les neuf dixièmes des amateurs de cercle ou de café font quatre parties dans l’heure et jouent aux échecs sans plus réfléchir que pour une partie de manille ou de jacquet, sans la moindre fatigue cérébrale; ils ne savent pas que, sauf en période d’entraînement ou de tournoi, nombre de forts amateurs jouent « avec leurs mains » comme dit Alekhine en parlant des simultanées et non pas avec leur tête. Bref, ils ignorent que, compris d’une certaine façon, le jeu des échecs est une distraction pas plus fatigante que les dominos.
La seconde est que l’on n’enseigne pas le jeu des échecs. Vous allez répondre qu’il existe de nombreux traités, accessibles à toutes les bourses. Parfait mais, du jour ou un adolescent a ouvert un manuel d’échecs, il est gagné à notre cause et il n’y a pour ainsi dire pas d’exemple d’amateur renonçant au jeu après l’avoir étudié dans les livres. La difficulté c’est précisément de faire ouvrir un livre d’échecs à un néophyte… »
De nos jours, les outils informatiques et Internet ont considérablement facilité l’apprentissage des échecs. C’est devenu beaucoup moins « arides et quelque peu rebutants qu’étaient les manuels d’échecs ». Par contre, sur le plan de la popularité notamment sur le plan médiatique le combat n’est toujours pas gagné si l‘on en juge à l’aune du dernier match Carlsen-Anand qui vient de se terminer. A part la presse spécialisée, il s’est joué dans un silence assourdissant.
Je tiens à remercier le Musée du Jeux de La Tour-de-Peilz pour m’avoir permis de consulter l’importante bibliothèque de feu Ken Whyld. www.museedujeu.com et le site de Dominique Thimognier http://heritageechecsfra.free.fr
Georges Bertola
La Fédération Française des Échecs remercie Georges Bertola et Europe-Échecs, qui nous ont autorisés à reproduire ici cet article. retrouvez chaque mois la revue Europe-Échecs, qui contient la rubrique historique "dans le rétroviseur".